Tuesday, December 13, 2016

Élection de Jovenel Moïse : Un K.-O. à la démocratie haïtienne

    
                  

Roromme Chantal Professeur de science politique à l’École des hautes études publiques de l’Université de Moncton                               


Les résultats préliminaires des élections du 20 novembre dernier en Haïti ont été accueillis dans l’enthousiasme général. Compte tenu du contexte chaotique de la transition en cours, caractérisé par une grave crise humanitaire, une économie nationale exsangue et l’instabilité politique, ce double scrutin présidentiel et législatif a été présenté comme une ultime « chance », après les deux tentatives avortées de 2015 et 2016. Il était perçu comme l’occasion pour le pays de renouer avec une certaine prospérité, après des années de gabegies administratives et de souffrances sous la présidence de Michel Martelly.
 
Cet optimisme relatif à l’issue pacifique des élections en Haïti relève au mieux d’une méconnaissance de la complexe réalité du pays. Il n’a de sens que dans le cadre d’un « électoralisme vide de sincérité », c’est-à-dire la formule générale selon laquelle des élections sans fraudes équivalent à la démocratie et reflètent nécessairement l’intérêt général. Comme l’a montré le politologue Guy Hermet, « la démocratie ne conquiert les hommes que lorsqu’elle prend figure de valeur sûre pour la promotion des masses ». C’est en ce sens que l’issue des dernières élections en Haïti peut inspirer au moins deux déceptions majeures.

Le pouvoir des nantis
Une première déception vient du fait que c’est Jovenel Moïse, le poulain de Michel Martelly, qui a été déclaré vainqueur dès le premier tour de la présidentielle. Nommé en 2015 candidat à la présidence par le président sortant, il semblait disposer de moyens exorbitants à la mesure de ses ambitions politiques. Mais, face à des adversaires jouissant incontestablement d’une certaine popularité, quoiqu’en ordre dispersé, on peut douter de la sincérité de tels résultats. D’autant que cette victoire triomphale du candidat de Michel Martelly n’est pas sans rappeler la tentative de celui-ci en 2015 de mettre l’opposition K.-O. en faveur de son poulain, avant de capituler devant des d’allégations unanimes d’« irrégularités et fraudes massives ».
 
S’il réussissait cette fois, Jovenel Moïse inaugurerait sa présidence avec un double handicap: l’image d’un président de la continuité et surtout celle d’être, à l’instar de son parrain, Michel Martelly, le président des nantis d’Haïti, qui ont généreusement arrosé sa campagne de leur financement opaque. Habile, l’entrepreneur agricole s’emploiera durant sa campagne électorale à prendre une certaine distance envers l’ancien président et de son entourage immédiat. Mais en vain. Avant même sa prise de fonctions, certains analystes assimilent déjà l’arrivée au pouvoir de Jovenel Moïse à une « catastrophe » et rappellent volontiers le bilan controversé de son mentor: corruption à grande échelle, dysfonctionnement institutionnel, impunité pour les proches du pouvoir...

Une myopie politique 
En outre, l’espoir né des dernières élections en Haïti est considérablement infléchi si l’on suit les premiers propos de Jovenel Moïse à la suite de l’annonce de sa victoire. Il y a repris, pour l’essentiel, son slogan de campagne de « mobiliser toutes les ressources du pays: les gens, la terre, le soleil, les rivières afin de mettre de la nourriture dans les assiettes du peuple et de l’argent dans ses poches ».
 
Pourtant, l’absence des grandes questions qui préoccupent la nation haïtienne a mis en évidence la myopie politique qui caractérise ses élites dirigeantes et l’indigence de leurs ambitions et projets politiques. On n’a noté aucune mention des problèmes importants. Sur le plan politique, si Jovenel Moïse a fort heureusement reconnu que « la stabilité politique est le premier des biens publics », il n’a en revanche rien dit sur les moyens qu’il compte mobiliser afin d’y parvenir, outre la tenue d’élections régulières. Sur la question de la corruption, qui gangrène une administration publique haïtienne pléthorique, le silence sonore du président élu n’a visiblement rien de rassurant. D’où ma sensation que, davantage qu’une défaite humiliante pour ses adversaires politiques, l’élection triomphale de Jovenel Moïse à la présidence équivaut plutôt à un K.-O. porté à la fragile démocratie haïtienne.

Restaurer le rêve haïtien
Car, les problèmes susmentionnés sont, je crois, partagés par tous ceux qui souhaitent la restauration du rêve haïtien et, j’imagine, par Jovenel Moïse lui-même dont je ne doute de l’amour pour son pays. Il faut même lui reconnaître le mérite de vouloir gouverner le pays loin des excès et de la mégalomanie qui ont souvent fait des hommes de pouvoir en Haïti ses ennemis intimes. Cette volonté est, par exemple, clairement exprimée dans son premier message à la nation dans lequel il lance un appel bienvenu à tous ses compatriotes de bonne volonté qu’il souhaite associer à son gouvernement.
 
Ce qui est plutôt en cause c’est la limite de sa vision qui, comme dans le cas de ses prédécesseurs, renvoie à ce que les sociologues décrivent comme une « idéologie bioéconomique », selon laquelle « manger » paraît la demande principale des masses pauvres du pays. Qu’une majorité des Haïtiens aient aujourd’hui faim ne souffre d’aucune contestation. En même temps, les Haïtiens ont des aspirations plus grandes que ce besoin, aussi urgent soit-il. Ils rêvent de voir la démocratie consolidée, d’avoir un pays où la lutte politique pacifique est institutionnalisée, d’être fiers de vivre dans un pays qui cesse d’être régulièrement mis au ban aux côtés des républiques bananières.

Un pacte de gouvernabilité
C’est pourquoi, si j’avais un accès direct au président élu haïtien, Jovenel Moïse, je ferais mieux que simplement publier ce texte. Je ferais ce que je crois que tous ceux qui aiment ce coin de terre meurtri devraient faire, c’est-à-dire convaincre le nouveau mandataire de s’attacher davantage aux principes républicains qu’à ses amitiés. Et d’engager immédiatement toutes les forces vives de la nation dans l’organisation d’une Conférence nationale qui déboucherait sur la conclusion d’un pacte de gouvernabilité.
 
L’institutionnalisation d’un tel pacte permettrait à coup sûr de créer la confiance sans laquelle les milieux d’affaires nationaux et internationaux resteront nerveux et continueront de fuir le pays. Et, sans un tel climat de confiance, même le projet de relance de la production nationale, si cher au président en voie d’être élu, demeurera illusoire. C’est aussi à cette condition que notre pays attirera une quantité importante de touristes dont le refus d’Haïti comme destination privilégiée repose moins sur la qualité de notre nature très plaisante que sur celle du climat politique. C’est, enfin, à cette condition qu’Haïti pourra mobiliser sereinement ses forces, ressources et énergies au seul combat qui vaille, celui de la liberté et de la lutte contre la misère et l’ignorance.

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