Des idées pour le développement
Publié le 2017-04-03 | Le Nouvelliste
De par sa mission de légiférer et de contrôler l’action du pouvoir exécutif, le Parlement était appelé à jouer un rôle crucial dans l’émergence d’une saine gouvernance en Haïti. Aussi devait-il contribuer à augmenter l’efficacité des dépenses publiques et, au bout du compte, promouvoir la croissance et le développement économiques. Ironie du sort, le Parlement s’érige aujourd’hui en véritable garant de la mauvaise gouvernance. La formation du gouvernement Lafontant en est un exemple éloquent.
Invité de notre confrère Valéry Numa sur la Radio Vision 2000 le mercredi 15 mars 2017, le sénateur du Sud-Est Joseph Lambert a donné tous les détails concernant le mécanisme de désignation des ministres, secrétaires d’État et des directeurs généraux. Le procédé se révèle être assez cocasse : des sénateurs et députés ont purement et simplement choisi leurs proches. En se basant rarement sur des critères de compétence et d’expérience. Que du clientélisme !
Généralement, comme le montrent les expériences précédentes, ces ministres, secrétaires d’État et directeurs généraux sont aux ordres de leurs bienfaiteurs. Résultat : les ministères et les organismes déconcentrés sont complètement assiégés. Dans certains cas, le personnel de ces institutions est doublé en moins d’un an. Les partisans des parlementaires parraineurs sont alors embauchés en masse. Souvent sans qualification aucune.
Les fonds publics sont utilisés à des fins partisanes en vue de répondre aux aspirations de groupes ou de clans. Des professionnels compétents sont révoqués sans justification pour faire la place aux partisans des parlementaires. Ces derniers abandonnent alors leur mission de contrôle et font la mainmise sur l’appareil administratif de l’État.
Les ministres, secrétaires d’État et directeurs généraux agissent comme bon leur semble au mépris des normes régissant l’Administration publique puisqu’ils ne s’exposent à aucune forme de contrôle ou de sanction. Les consulats et les ambassades haïtiens subissent le même assaut des parlementaires.
Quant à la fonction de légiférer, elle devient tributaire des intérêts individuels, de groupes ou de clans. Par exemple, les sénateurs ont voté le 15 mars, de façon précipitée, une loi sur la diffamation que des analystes considèrent comme une menace contre les citoyens qui jettent un regard critique sur les décisions et actions des parlementaires et des officiels du gouvernement. Comme pour imposer la mauvaise gouvernance à la société tout en bafouant son droit d’y résister.
Outre les nominations massives courantes utilisées par certains parlementaires, le sénateur Lambert a mentionné la possibilité pour le parlementaire qui place ses poulains aux timons des affaires de bénéficier des contrats. Il a pris soin de mentionner quand ces contrats n’exigent pas un appel d’offres. Cependant, même dans ces cas, la loi sur les marchés publics exige des ordonnateurs qu’ils sollicitent trois factures pro forma afin de choisir le mieux-disant. Évidemment, quand les montants requièrent un appel d’offres, les autorités vont souvent diviser le contrat en plusieurs sous-contrats pour contourner la loi et favoriser leurs tuteurs.
Donc, en choisissant des ministres, secrétaires d’État et directeurs généraux, les parlementaires faussent les règles du jeu de la concurrence qui doivent permettre aux consommateurs de bénéficier des biens et services de meilleure qualité à un prix optimal. Le rapport de la commission Anticorruption du Sénat dirigé par le sénateur de l’Artibonite Youri Latortue a mentionné des firmes qui ne respectaient pas des contrats mais qui ne faisaient l’objet d’aucune poursuite. Parfois, les mêmes parlementaires qui choisissent ces hauts fonctionnaires de l’État détiennent des firmes qui profitent des contrats publics sans appel d’offre.
Quand ce ne sont pas les parlementaires qui choisissent, ce sont les autres acteurs de la vie nationale, notamment le secteur privé. Mais le mécanisme d’appropriation de l’État ne change pas. Le sénateur de l’Ouest Jean Renel Sénatus, qui déplorait cet accaparement de l’État par des intérêts privés au micro de notre confrère Valéry Numa le jeudi 16 mars 2017, a confirmé l’information du journaliste selon laquelle les charriots rapportent à l’aéroport international Toussaint Louverture en moyenne 3 000 dollars américains par jour. Pourtant, les autorités aéroportuaires cèdent la gestion de ces charriots à un entrepreneur privé pour la modique somme de 3 000 dollars par mois. Plus surprenant encore, précise le sénateur Jean Renel Sénatus, les coûts de fonctionnement de la gestion des charriots demeurent à la charge de l’État.
Un rapport interne commandé par un ancien directeur de l’Autorité aéroportuaire nationale (AAN) précise qu’il y a en moyenne 1 500 usages des charriots par jour à raison de 2 dollars américains par usage, ce qui donne une moyenne de 3 000 dollars américains par jour. American Airlines dispose de vols vers Miami, Fort Lauderdale et New York. Il y a également les vols des compagnies aériennes Jet Blue, Delta, Sunrise, Air Transat, Air Canada, Air Caraïbes, etc. Le trafic aérien est assez important pour rendre très rentable l’utilisation des charriots. Rappelons que dans certains aéroports internationaux comme celui de Montréal au Canada, on ne paie pas pour l’utilisation des charriots.
Pour avoir osé soulever ce problème, le directeur de l’AAN en question a été révoqué immédiatement. Le signal est donc clair et net : on ne touche pas aux intérêts privés des hommes puissants de la République d’Haïti. Celui qui tente de poser le problème de l’intérêt collectif risque d’être sanctionné automatiquement avec la plus grande rigueur.
Aucune institution de contrôle ne prend la chance d’aborder ces problèmes. Ni la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA), ni l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC), ni le Parlement, pour ne citer que ces trois. La mission du Parlement est détournée et les fonctions de l’État sont perverties. Le bien commun n’est plus au centre des débats. Le vote du parlementaire est déterminé uniquement par ses privilèges et ceux de ses patrons. Sans aucun souci pour l’éthique. Toutes les grandes décisions de l’État donnent lieu à un marché lucratif. Qu’il s’agisse de la formation d’un cabinet ministériel ou du vote d’une loi. Dans un tel contexte de délabrement institutionnel, d’absence de conscience collective et de mépris du bien commun, aucun développement économique n’est envisageable.
On peut également se questionner sur le pouvoir réel du chef de gouvernement, voire du président de la République. Les ministres, secrétaires d’État et directeurs généraux ne prêtent allégeance qu’à leurs parrains. Ils ne reçoivent d’ordre de nulle autre personne. L’ancien Premier ministre Garry Conille peut en témoigner. Comment les chefs du pouvoir exécutif peuvent-ils appliquer efficacement un programme gouvernemental avec des ministres, secrétaires d’État et des directeurs généraux ayant des intérêts et des agendas divergents et soumis à des autorités différentes ?
Le sénateur de l’Ouest Patrice Dumont a pris ses distances par rapport à cette pratique malsaine. Il est resté à l’écart du partage des postes, a indiqué le sénateur Lambert. Pour l’intérêt collectif, c’est un ouf de soulagement. Il pourra demander des comptes au pouvoir exécutif sans crainte de se faire tirer les oreilles. Mais sur le plan individuel, c’est un choix risqué pour sa réélection. Il ne pourra pas embaucher ses partisans les plus fidèles. Il ne bénéficiera pas de la largesse d’un ministère ou d’un organisme déconcentré pour financer sa campagne. Il risque d’ailleurs d’être très isolé au Parlement.
À ce niveau, le sénateur Sénatus est très franc : si l’on lui offrait un poste ministériel, il l’accepterait à cœur joie. Il a tellement de partisans à la recherche d’un emploi dans la fonction publique ! Pour sa part, même le poste de ménagère intéresse le sénateur Lambert. C’est pourquoi les ministères ou organismes déconcentrés de l’État contrôlés par les parlementaires sont bondés de leurs partisans, quelques mois plus tard.
Il existe donc un conflit ouvert entre intérêts individuels et collectifs. Dans ce combat, la majorité des parlementaires ont fait le choix des intérêts individuels. Trop souvent mesquins. Le résultat conduit à un véritable désastre économique. Qui pis est, il sera très difficile de retourner à la normale, car beaucoup de parlementaires estiment que leur comportement est tout à fait normal. C’est le cas du sénateur Lambert dans le cadre du choix des dirigeants de l’exécutif. Le sénateur Jacques Sauveur Jean faisait de même en justifiant qu’il était normal qu’il nomme sa femme à la délégation du Nord-Est et sa fille âgée seulement de 21 ans au Consulat d’Haïti à New York. Comme si le népotisme n’était pas un acte de corruption, puni par la loi.
Et la pratique s’étend au plus haut sommet de l’État. Par exemple, l’ex-président Martelly accordait des postes de responsabilité à sa femme et son fils, comme si l’administration publique était son entreprise privée.
En fin de compte, le paysage politique devient complètement souillé. On y retrouve des parlementaires qui achètent des votes au moment de se faire élire. Puis, parvenus au Parlement, ils vendent à leur tour leurs votes au pouvoir exécutif. Comme un commerce où l’on achète puis on vend et revend les votes en dehors de tout débat sur l’avenir de la nation qui se fait de plus en plus sombre. Imaginez un instant que chaque fonctionnaire public exigeait un privilège quelconque pour accomplir un acte relevant de sa fonction comme le font les parlementaires ! Ce serait de la corruption généralisée à tous les niveaux de l’État. Une véritable pagaille !
Aujourd’hui en Haïti, la bonne gouvernance, avec comme corollaire la reddition des comptes, la transparence et la méritocratie, est considérée comme une vue de l’esprit. Les vertus se perdent dans les intérêts individuels comme les fleuves dans la mer. Ce n’est donc pas surprenant qu’Haïti se trouve dans la queue du classement des pays développés.
La ratification de la déclaration de politique générale du Premier ministre Lafontant par le Sénat de la République, malgré les failles du dossier, a poussé l’ancienne sénatrice du département Centre, Edmonde Supplice Bauzile, à publier sur sa page Facebook cette déclaration du président sénégalais Macky Sall : « J'ai supprimé le Sénat et j'ai utilisé les fonds alloués à cette institution pour construire cette centrale, car mon peuple a plus besoin d'électricité que de sénateurs qui ne servent à rien. » En Haïti, c’est tout le Parlement qui serait visé.
Thomas Lalime
thomaslalime@yahoo.fr