Son Excellence
Monsieur Jocelerme PRIVERT
Président Provisoire
Palais National
Monsieur le
Président Provisoire,
Deux mois
après la fin de mon mandat et après avoir négocié et signé avec vous, en votre
qualité de Président du Sénat, conjointement avec le Président de la Chambre
des Députés, un accord de sortie de crise, le pays est menacé par une
crise plus profonde que je voulais éviter.
En effet, en
signant cet accord, j’ai voulu éviter au pays une crise politique après le coup
du 22 janvier 2016 et contribuer à l'exercice du jeu démocratique; c’est
dans cet esprit que j’ai quitté mes fonctions à la date prévue par la
Constitution, en m’assurant, comme il a été prévu, que le pouvoir soit
transmis, le 14 mai 2016, à un Président légitime, issu d’élections.
Dois-je encore
vous rappeler, Monsieur le Président Provisoire, que cet accord a été rédigé
par vos soins, suivant vos propres termes et conditions et vous en êtes, par la
suite, devenu le principal bénéficiaire, responsable direct de sa mise en œuvre
?
Il est
inconcevable qu'après deux présidences à vie consécutives, ayant duré trente
ans, le pays ne parvienne, trente ans plus tard, à organiser des
élections qui ne fassent l’objet de contestation et qu’il soit toujours utile
de se référer à l’arbitrage de la communauté internationale pour trancher. Ce
constat choque tant les observateurs nationaux qu’étrangers.
Il est
anormal que certains politiciens haïtiens recourent à tous les stratagèmes, du
mieux qu'ils peuvent, pour empêcher la tenue d’élections et que l'on offre au
monde entier le spectacle navrant qu'eux tous n’étaient motivés que par des
intérêts personnels et mesquins. Un grand nombre de ceux qui se sont montrés
hostiles à la tenue des élections se sont fait nommer au gouvernement de
transition qu’ils veulent convertir en gouvernement définitif, sans recourir à
la voie des urnes, en utilisant tous les artifices. La nouvelle donne consiste
à séparer à l’amiable, copain-copain, le pouvoir exécutif avec les sénateurs,
comme une sorte de butin de guerre que l’on repartit entre des officiers
vainqueurs. Le Sénat est rendu quasiment dysfonctionnel aujourd’hui parce
qu’aux sénateurs sont offertes des fonctions administratives à titre de
récompense - les Sénateurs abandonnant le Parlement pour devenir ministres.
Cette approche ne va pas tenir la route, Monsieur le Président provisoire.
Le
Gouvernement actuel se donne un agenda étendu voire illimité qui ne correspond
nullement à son mandat, circonscrit dans l’accord signé entre vous et moi
le 5 février 2016. Cette démarche ne va pas permettre de résoudre
la crise, elle va plutôt l’aggraver.
Il est
urgent d'engager le processus d'organisation du second tour des élections
présidentielles et qu’un gouvernement légitime soit mis en place dans les
délais prévus. Il serait raisonnable que l'on cesse d'utiliser des
subterfuges pour grignoter quelques mois sur les mandats des élus à des fins
inavouables. Le pays ne pourra pas tirer avantage de la répétition de
cette situation consistant en cette pratique de vouloir remplacer un
gouvernement constitutionnel par un gouvernement provisoire, et le renvoi des
élections réglementaires sine die pour laisser un certain temps de gestion à ce
gouvernement provisoire. Je voudrais en connaitre la motivation... Une
telle situation va continuer à augmenter la précarité et entacher l'image du
pays aux yeux de nos partenaires- bien entendu ceux qui n'ont aucun intérêt
dans cette situation... C’est la raison principale qui m’a porté à
choisir, parmi toutes les options, de signer l'accord du 5 février et
partir le 7 février suivant.
Les
stratèges de ce gouvernement, qui se croient seuls sur la planète, instaurent
la persécution sous toutes ses formes pour parvenir à leurs fins.
Leur programme majeur a pour nom la "demartellisation". Ce
programme consiste à humilier mes anciens collaborateurs et paradoxalement,
ceux-là même qui m'ont accompagné jusqu'aux derniers jours de mon mandat. Cette
manière de faire démontre l'incohérence et l'inconsistance de ces persécutions qui
fragilisent la démocratie et anéantissent l'esprit démocratique. Une première
tactique a consisté à les accuser de choses auxquelles ils sont complètement
étrangers, que personne n'a établi. Quand ils considèrent devoir se défendre,
ils sont directement menacés, accusés de contester des déclarations du
Président et privés de leur liberté de mouvement. Un Commissaire du
Gouvernement, ex-député du peuple, qui n’est pas juge des comptes des
fonctionnaires et des Grands commis de l’Etat, commence par établir une
liste d’interdiction de départ avant même d’avoir entendu ses victimes ou
d’avoir vu les dossiers qui leur seraient imputables.
Je crois en
la nécessité de tout administrateur de l’Etat de rendre compte de sa gestion,
cependant si la justice est aveugle, elle ne doit pas se laisser aveugler.
Que la
nation prenne garde et reste vigilante pour que la nécessaire et indispensable
lutte contre la corruption ne fournisse l’occasion de commettre des injustices
criardes, même au nom de la raison d’Etat, autrement comme l’avait si bien dit
le Président René Préval, dans une situation semblable «peu de citoyens
honnêtes, compétents et sérieux accepteront de se mettre au service de leur
pays en se persuadant que l’Etat ne peut être habité que par des malveillants
et des médiocres» (sic)
Je n’ai pas
signé l’accord du 5 février pour encourager la violation des droits
individuels. Combien de fois ne vous est-il pas arrivé, Monsieur le Président
provisoire, de vous prononcer dans des domaines qui ne sont pas les
vôtres, en déni des prérogatives et responsabilités des institutions légalement
constituées. En déclarant par exemple, plus d'une fois, aux membres du PHTK que
leur candidat à la Présidence est classé en 5eme position alors que vous n’êtes
pas membre du Conseil électoral ! Qui donc comptez-vous classer en
première position, Monsieur le Président ?
Je vous
invite patriotiquement à vous dépasser et à vous éloigner du chant des sirènes,
car les chantres ne connaissent pas la douleur ni les responsabilités d’un
président de la République. Eux croient que tout lui est possible. Malheur à un
président qui croit qu’il peut tout faire. Le seul recours d’un chef d’Etat
devant ces situations, c’est la loi ; il doit avoir recours en permanence à la
loi. Cela m’a évité bien des égarements même s’il m’a laissé des inimitiés au
sein de mon propre camp. De toute manière, il y a un choix à faire. Il y
a beaucoup de voies. Moi j’ai choisi de voir les choses avec hauteur, sans
roublardise. Nous devons laisser le temps des dictatures et des violences
politiques derrière nous et renoncer à vouloir contrôler le pouvoir par tous
les moyens, au risque de maintenir le pays dans l’indignité et le dénuement de
ses citoyens.
Si nous voulons travailler à l’instauration de la démocratie en Haïti, nous devons nous y consacrer de manière déterminée et sérieuse, de toute notre force, de tout notre être et de toute notre pensée, tellement la tentation d’aller dans le sens contraire est grande. Le seul garant, c’est le respect de nos institutions.
C’est dans
ce sens que j’avais choisi de rendre visite à tous les anciens Chefs d’Etat
vivant dans le pays. Cette décision n’avait pas fait l’unanimité autour de moi.
Mais ma volonté de rassembler toutes les élites et toutes les forces du pays
pour l’avènement d’une ère de progrès me l’avait dicté. Je l’ai fait pour
rassurer. Durant mon
administration, les libertés politiques ont atteint leur
apogée, la presse, le paroxysme de la liberté. Mes ministres
s’exprimaient librement et je n’ai jamais trouvé aucun mal à l’expression de
positions contraires. Je n’étais pas le Chef mais le coordonnateur. Je n’ai
jamais considéré que j’étais le juge des actes de mes prédécesseurs ou de leurs
ministres. Je n’étais pas obligé de marcher sur leurs voies, je pouvais revenir
sur certaines de leurs décisions, sans essayer de les mettre en cause. Parce
que la Constitution, qui doit être notre boussole, a fixé la
responsabilité de chacun et de chaque institution. Sur mon bureau et ma table
de chevet, il y avait toujours un exemplaire de la Constitution. Un Président
de la République ne doit jamais être lassé de lire et de relire la
Constitution.
Je sais que
vous connaissez ce texte par cœur. On vous attribue, à tort ou à raison,
une connaissance approfondie des questions administratives. Je vous encourage à
lire et à relire la Constitution, nos lois administratives, les textes de
procédure administrative et civile tous les jours et à ne pas vous en écarter,
comme je vous supplie, pour le bien du pays, de ne pas vous écarter du texte de
l’accord du 5 février que nous avons signé. La patrie vous sera reconnaissante.
Ainsi votre rêve sera comblé, vos vœux exhaussés. Vous aurez acquis estime et
respect aux yeux des Haïtiens et des partenaires internationaux engagés à nos
côtés dans la rédemption du pays. L’Histoire vous rendra témoignage comme un
grand patriote… Avant vous, d’autres ont essayé d’aller dans le sens
contraire de l’Histoire, ils l’ont tous regretté.
Les
évènements de ces derniers jours m’ont motivé à vous écrire cette lettre. Je le
fais en toute humilité et dans un élan patriotique, pendant qu’il est encore
temps. Mon patriotisme me commande de vous recommander de ne pas céder à la
tentation de ceux qui n’attendront pas le second chant du coq pour vous lâcher.
Veuillez
agréer, Monsieur le Président provisoire, les assurances de ma très haute considération.
Michel Joseph MARTELLY
56è Président de la République d'Haïti
(Sic)
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