Par:Guy Taillefer Le Devoir
L’impasse électorale sans précédent dans laquelle se trouve
Haïti découle du renversement de Jean-Bertrand Aristide, expulsé de la
présidence en 2004 par la communauté internationale. Les Haïtiens réclament ici
qu’on leur rende leur souveraineté et les rênes de leur développement
démocratique. Leur exaspération n’exprime pas autre chose.
Il ne s’agit pas tant d’aider Haïti que « d’aider les Haïtiens à
s’aider eux-mêmes parce que c’est à eux de choisir leur chemin ». Dixit le
Brésilien Celso Amorim, chef de la mission électorale de l’Organisation des
États américains (OEA). On y croirait davantage si la communauté internationale
(États-Unis, France et Canada, plus précisément) ne s’était pas employée depuis
dix ans à coopter les élites nationales et à leur imposer ses desiderata.
En fait, on y croirait davantage si les Haïtiens y croyaient, eux : il est
au contraire devenu clair depuis des années qu’ils n’ont plus aucunement
confiance dans le système électoral et les politiciens corrompus et
corruptibles qui en émergent — ainsi qu’en témoignent les taux de participation
proches de zéro qui caractérisent la tenue des scrutins. C’est qu’a succédé au
renversement d’Aristide, chassé du pouvoir sous prétexte officiel qu’il
souffrait de dérive autoritaire, une espèce de dictature internationale qui ne
dit pas son nom.
La société haïtienne aura enduré le très mal élu président
Michel Martelly, imposé en 2010 par les États-Unis au terme d’une
présidentielle désertée par les électeurs et entachée par la fraude. Elle refuse
aujourd’hui de se résigner à la mascarade électorale qui vise à porter non
moins frauduleusement au pouvoir son successeur désigné, Jovenel Moïse. Ce qui
est encourageant, c’est qu’une dizaine de candidats de l’opposition, à
commencer par Jude Célestin, arrivé deuxième au premier tour tenu en octobre,
se soient coalisés pour dénoncer les manipulations électorales. Et que, contre
l’avis des donateurs internationaux exigeant que se tienne à tout prix le
deuxième tour, le Conseil électoral provisoire (CEP) ait eu la lucidité,
fût-elle momentanée, de suspendre, pour « des raisons évidentes de
sécurité », la tenue du scrutin qui devait avoir lieu dimanche. Cela
pourrait annoncer l’amorce d’une reconfiguration utile de la scène politique
haïtienne.
Vrai qu’Haïti est à tous égards dans un état épouvantable. Reste
que les événements des dernières semaines sont l’expression exceptionnelle de
la colère et du désenchantement de la rue haïtienne face à une communauté
internationale qui, sous le couvert d’assistance à personne en difficulté, a
usurpé le pouvoir et disqualifié les tentatives de construction d’un État un
tant soit peu indépendant. « C’est la première fois que les choses
sont aussi nettes, disait l’écrivain Lyonel Trouillot la semaine dernière,
en entrevue au quotidien Libération. Un conflit s’est
installé entre la population haïtienne et “l’international”. C’est la première
fois que les Haïtiens expriment un rejet massif de ce diktat sur la réalité
haïtienne. »
Se présente ici une occasion pour les Haïtiens de faire un
certain ménage. Encore faudra-t-il qu’ils soient entendus. Dans un premier
temps, qu’on laisse retomber la poussière dans la mesure du possible. Et que le
Canada, pour ne parler que de lui, aide vraiment les Haïtiens « à
s’aider eux-mêmes ». Dans cette veine, il est impensable que Martelly
soit autorisé à rester au pouvoir au-delà de la fin de son mandat, le
7 février prochain. Il faudra, en toute logique, qu’un gouvernement de
transition consensuel soit mis sur pied et qu’un nouveau CEP, recrédibilisé,
reprenne depuis le début le processus électoral afin que les électeurs puissent
enfin se doter d’un président qui ne leur aura pas été imposé.
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